Au-delà du fait que cela produit souvent des œuvres magnifiques que l'on a très envie de mettre dans son salon, l'utilisation de l'artisanat du tapis oriental est un terrain d'expérimentation politiques et philosophiques très important dans l'Art contemporain, notamment à travers les prismes du postcolonialisme, du dialogue interculturel et de la déconstruction des hiérarchies culturelles. Pas de panique, on vous explique tout:
C’est le cas de Faig Ahmed, artiste originaire d'Azerbaïdjan qui explore les notions de temps, d'espace et de réalité en réinterprétant et en déconstruisant les motifs de cet artisanat ancestral.
Ahmed remet en question les récits colonialistes et les normes esthétiques préétablies, offrant ainsi une réflexion subversive sur les hiérarchies culturelles et les narrations dominantes souvent empreintes d’un orientalisme très dégradant.
Mais du coup c’est quoi l’orientalisme et pourquoi c’est souvent dégradant pour les cultures concernées ?
C’est l'ensemble de représentations, discours et de pratiques occidentales sur l'Orient (le Moyen-Orient, l'Asie du Sud et l'Afrique du Nord). Le souci c’est que ces représentations sont souvent façonnées par des stéréotypes, des préjugés et des fantasmes occidentaux sur ces cultures et viennent justifier un contrôle qui repose sur une vision ethnocentrique de la supériorité de la civilisation occidentale.
Les représentations orientalistes ont souvent présenté les peuples colonisés comme exotiques, primitifs, faibles ou dangereux, ce qui a servi à justifier leur domination et leur exploitation par les puissances coloniales. De plus, l'orientalisme a contribué à la construction d'une vision dichotomique du monde, opposant l'Orient à l'Occident et légitimant ainsi la suprématie culturelle et politique occidentale.
En bref, c'est pas dar.
On le rappelle Faig Ahmed est Azerbaïdjanais et l'histoire du tapis en Azerbaïdjan remonte à des siècles, avec des techniques de tissage transmises de génération en génération, ce sont de plus des produits très prisés à l’occident. Aussi, l’action de déformer et reconstruire les motifs de ces tapis et les hisser au rang d’œuvres d'Art dans les plus grandes galeries et musées d'Europe et des États-Unis apparaît comme une réappropriation de sa propre culture (on rappelle d’ailleurs que le marché de l’Art est largement dominé par une élite blanche souvent descendante de colons).
Le tapis oriental devient alors le point de rencontre où se mêlent les influences du monde entier, il devient un acte de résistance contre les hiérarchies culturelles oppressives.
On retrouve notamment cette notion dans le travail de F. Taylor Colantonio, qui quant à lui, utilise le tapis oriental comme toile de fond pour explorer des questions d'hybridité culturelle.
Ce sont des questions qu'ont abordées des théoriciens tels que Homi K. Bhabha (universitaire et chercheur postcolonial indo-britannique) et Stuart Hall (sociologue jamaïcain-britannique).
En gros : l’hybridité culturelle est un processus dynamique où les cultures se croisent, se mélangent et se réinventent, reflétant les réalités d'un monde de plus en plus globalisé.
Ce n’est pas juste une simple juxtaposition des cultures mais réellement la création de nouvelles identités collectives riches de toute nos identités culturelles personnelles.
On ne veut pas avoir l’air de faire du name-dropping gratos mais on ne pouvait décemment pas parler de ce sujet sans citer Elana Herzog qui elle adopte une approche plus subversive en déconstruisant littéralement le tapis oriental pour en révéler les couches cachées de signification.
Son travail met en lumière les tensions entre tradition et modernité, entre passé et présent, offrant ainsi une réflexion profonde sur les enjeux de l'identité et de la mémoire collective.
Sous un autre prisme mais avec une démarche tout aussi intéressante, on a également Farid Rasulov, lui aussi Azerbaïdjanais comme Faig Ahmed.
Cet artiste a pris le parti de transformer l'espace d'exposition en une sorte de kaléidoscope culturel où chaque fil et chaque motif raconte une histoire. Rasulov ne se contente pas de décorer le lieu avec des tapis. Non, il interroge le concept même de l'espace d'exposition, souvent considéré comme un "cube blanc" aseptisé.
En recouvrant cet espace de motifs traditionnels, il le métamorphose en un lieu de dialogue entre l'Orient et l'Occident. Et là où ça devient vraiment intéressant, c'est quand on plonge dans la signification de ces motifs. On parle ici d'une région en plein bouleversement, coincée entre les vestiges de l'Union soviétique et les aspirations vers la modernité.
Chaque motif devient alors le témoin silencieux de cette lutte entre passé et présent, entre héritage culturel et désir de renouveau.
Les artistes s'emparent de ces motifs traditionnels pour confronter les récits colonialistes qui ont longtemps dominé le paysage culturel. En tissant ces histoires oubliées dans des toiles contemporaines, ils réaffirment l'importance et la beauté de ces cultures, déplaçant ainsi l'axe du pouvoir narratif.
En mettant en lumière la beauté et la complexité des traditions artisanales locales, les artistes défient les idées préconçues sur la suprématie culturelle.
Ces tapis deviennent des symboles de fierté et d'affirmation identitaire, réaffirmant la valeur des cultures marginalisées dans un monde en perpétuelle mutation.